
Glisser sur la pente comme on voguerait sur un coussin d’air. Pendant quelques secondes d’ivresse, se soustraire à la gravité, voler presque, ne plus penser à rien sauf au prochain zigzag. Nos traces sont les seuls sillons sur la surface immaculée, si lisse et étincelante sous le soleil de mars qu’on dirait un tapis de sucre. Des champs de neige comme ça, on s’attend à en trouver en Colombie-Britannique ou au Colorado. Mais en Gaspésie ?
C’est hallucinant. Mon père, Denis, et moi avons skié toute notre vie, dans les Laurentides comme dans les Rocheuses. Nous n’avions pas idée qu’une contrée alpine aussi grisante — un pays de pics enneigés, de parois abruptes et de couloirs extrêmes, d’immensités blanches et de sous-bois féeriques — se nichait à une journée de route, dans le massif des Chic-Chocs. Il y tombe en moyenne sept mètres d’or blanc annuellement — trois de plus qu’au mont Tremblant. « On peut sortir tous les jours pendant une semaine sans passer deux fois au même endroit », nous assure notre sherpa, Baptiste Maugin, de Ski Chic-Chocs, le pourvoyeur qui guide les skieurs dans le secteur des mines Madeleine, un gisement de cuivre abandonné, près du mont Albert.
Avec trois morceaux de ficelle et beaucoup, beaucoup de passion, une poignée de petits entrepreneurs tiennent à bout de bras le rêve de faire des Chic-Chocs une Mecque de la glisse hors piste incontournable en Amérique. Loin des files d’attente aux télésièges et des pistes aussi engorgées que des boulevards, l’expérience se vit sur des versants sauvages, en petits groupes escortés par un guide : le luxe ! Les remontées s’effectuent en motoneige, en véhicule à chenilles (« catski ») ou, pour les plus courageux, à pied, grâce aux « peaux de phoque », ces peluches synthétiques qu’on colle sous les semelles des skis pour monter et qu’on retire pour descendre.
« Il y a un potentiel extraordinaire », me dit le pionnier François Roy. Ce géologue d’exploration minière de 49 ans a quitté l’Abitibi en 2001 pour créer Vertigo Aventures, fournisseur de sensations fortes dans la réserve faunique de Matane. « Quand j’ai vu ces montagnes-là, je me suis rappelé un voyage que j’avais fait dans les Alpes à 18 ans. Wow ! On a ça ! » Avec trois autres promoteurs de ski, il a formé la Coopérative Accès Chic-Chocs, qui se démène pour aménager de nouveaux domaines skiables. Le groupe veut doubler sa clientèle d’ici cinq ans, pour atteindre 1 200 personnes par année (soit 10 fois moins que Tremblant n’en reçoit en un jour).
Or, les mordus de descente ne sont pas les seuls à convoiter ce coin de paradis, où 25 sommets grattent le ciel à plus de 1 000 m d’altitude. Ici comme sur bien des terres au Québec, des intérêts divergents s’entrechoquent. Les amateurs de plein air, les protecteurs de la faune et l’industrie des ressources naturelles tirent chacun la couverture de leur côté. Et ce n’est pas gagné pour les chasseurs de poudreuse de notre espèce.
Il faut les conquérir, nos instants d’euphorie dans la neige vierge. Nous avons mis une heure et demie pour gravir à pied quelques centaines de mètres, des filaments de morve pendus au bout du nez. Les premiers lacets sont laborieux : mes coups de patte impatients ne siéent pas du tout à l’ascension en peaux de phoque (on doit avancer lentement pour qu’elles adhèrent), et je dérape désespérément sur le flanc escarpé. Curieux retour en enfance que de voir mon père tenir mon ski d’une main pour m’empêcher de glisser tandis que je me débats pour retrouver l’équilibre. À peine ai-je maîtrisé la démarche que… le sol se dérobe sous mes pas, et je m’enfonce dans une trappe, une de ces poches d’air qui se forment parfois autour de sapins enfouis sous la croûte. Alerté par mes cris — et par le rire franc de mon père —, Baptiste a dû rebrousser chemin pour me sortir de là.
Nous ne sommes pas au bout de nos aventures. Deux jours durant, nous allons manger l’hiver en pleine figure. Traverser la toundra alpine dans un blizzard qui écorche, ployés sous un vent féroce, une mitaine plaquée dans le visage pour nous parer des engelures. (On dit que le climat tout en haut ressemble à celui du 55e parallèle, là où commence le Nunavik ; je n’ai aucun mal à le croire.) Sangler nos skis sur notre dos pour attaquer une montée particulièrement raide et glacée. Et, comme Alice débouchant au pays des merveilles, dévaler un passage de neige folle entre les sapins pour aboutir dans une clairière enchantée, à l’abri de la tempête, où nous dévorerons nos sandwichs sous des flocons caressants, de ceux qu’on attrape avec la langue. Pendant tout ce temps, nous ne croiserons personne.
Mais certains nous jugent déjà trop nombreux. Chacun de nos pas sur ces pentes indomptées constitue à leurs yeux une nuisance. La raison de cette défaveur, nous l’avons vue se balader en montagne, un matin. Un caribou. Le mot qui hante tous les pourvoyeurs du coin, et l’une des principales entraves à l’expansion de leurs affaires.
Nous venions de parvenir au sommet quand nous l’avons repéré sur la crête, un mâle au gros col de fourrure blanchâtre grugeant tranquillement le lichen sur des roches, s’interrompant pour nous jeter des regards. Cette bête fait partie de la dernière harde de caribous subsistant au sud du fleuve Saint-Laurent, une espèce distincte, et menacée. Son déclin semble inexorable : il ne reste qu’entre 85 et 120 survivants dans toute la Gaspésie (ils étaient au moins 750 en 1950), et la proportion de faons (3 %) est loin du minimum nécessaire (17 %) pour que la population se maintienne. Pour la protéger, Québec a délimité un « habitat légal », une zone de la taille de Toronto où les activités sont strictement contrôlées — nous skions en plein dedans.
Aucune autre région dans la province n’abrite une aussi grande concentration d’espèces rares, selon l’organisme de conservation Nature Québec. Comme un écho aux débats qui ont déjà remis en question l’observation des baleines et la pêche au saumon, les skieurs doivent prouver qu’ils peuvent cohabiter avec cette faune fragile. « Des études montrent clairement que lorsqu’il y a du dérangement humain, les caribous passent plus de temps à guetter et à se déplacer, et moins de temps à manger et à se reposer », explique le directeur du parc national de la Gaspésie, François Boulanger. D’autres prétendent plutôt que les randonneurs donnent un coup de pouce aux cervidés en effarouchant leurs principaux prédateurs, l’ours noir et le coyote, et que les chemins tapés par la chenillette facilitent leur circulation dans la neige épaisse. « C’est un dossier qui tiraille tout le temps, poursuit-il. Mais pour les défenseurs du caribou, Ski Chic-Chocs se classe parmi les méchants. Principalement à cause de son insistance à vouloir faire des travaux. »
Pas touche ! La boîte a la permission de faire affaire dans un secteur bien circonscrit autour des vieilles mines Madeleine et de leur ancien réseau routier (une autorisation de commerce lui est accordée par le ministère des Ressources naturelles, sur recommandation de la Sépaq, qui gère les activités récréotouristiques dans une bonne partie des Chic-Chocs). Mais pas question de débroussailler le moindre champ de neige ou d’éclaircir un quelconque sous-bois. « On nous défend même d’entretenir les chemins existants, déplore le guide de randonnées en raquettes et responsable du Service à la clientèle, Pierre-Louis Vigeant. On n’arrive pas à avoir le droit de couper quelque chose qui est gros comme mon pouce sur le bord d’un chemin sur lequel des dix-roues passaient en quantité industrielle autrefois. » Des pans entiers du terrain sont carrément interdits d’accès, y compris les faces les plus alléchantes du grandiose mont Albert.
C’est l’avenir même de Ski Chic-Chocs qui pourrait être en péril. Le gouvernement québécois doit bientôt présenter un nouveau plan de rétablissement du caribou gaspésien pour les 10 prochaines années, et on craint qu’il ne décide de sacrifier le sport dans l’espoir de sauver l’animal. « On sait pas si on va pouvoir continuer à travailler à cet endroit à court et moyen terme », soupire le propriétaire, Stéphane Gagnon, un guide de montagne expert de 43 ans, originaire de Montréal. « Est-ce qu’on peut continuer à investir en sachant pas si on va se faire tirer le tapis en dessous des pieds ? On tombe dans un questionnement philosophique. Oui, le caribou est menacé, mais l’espèce humaine en Gaspésie est pas loin d’être menacée aussi, économiquement. »
Son confrère Guillaume Molaison est moins tendre. Connu chez lui comme le « Che » ou « le grand chef samouraï », il fait le pari de donner un second souffle à Murdochville, plus à l’est, ville moribonde depuis la fermeture de sa mine de cuivre, en 1999. Avec sa conjointe, Eloïse Bourdon, le jeune trentenaire a acheté un quadruplex pour une bouchée de pain, il y a sept ans, et l’a converti en auberge, où il reçoit les skieurs avant de les emmener batifoler sur les monts environnants. La région a, selon lui, le potentiel de devenir « un nouveau Banff », rien de moins. « Si j’y crois ? J’ai mis tout mon argent ici et toute la sécurité financière de ma famille. Qu’est-ce que je peux te dire de plus ? Si j’y crois pas, je suis complètement fou », dit celui qui partage son temps entre son entreprise et son emploi à la Coop Accès Chic-Chocs. Mais l’emprise de ministères et de sociétés d’État comme la Sépaq sur de grands bouts du massif est en train d’étouffer cette ambition dans l’œuf, à son avis. « C’est un scandale d’être sous-développé à ce point-là. Et c’est directement lié, à mon sens, à la volonté de la Sépaq de limiter l’accès au territoire. Ils comprennent pas c’est quoi, le potentiel. Y a personne à la Sépaq qui est réveillé là-dessus, s’emporte-t-il. Au Québec, tout le plus beau potentiel récréotouristique est dans les mains d’institutions gouvernementales. Après ça, il nous reste quoi ? »
Leurs points de vue seront en effet difficiles à concilier. La Sépaq a ouvert, en 2005, son propre établissement au cœur de ces cimes neigeuses, la chic Auberge de montagne des Chic-Chocs, d’où l’on peut tâter de la glisse hors piste. Mais la Société n’est pas plus pressée qu’il ne le faut de courtiser les accros dans notre genre. « On ne veut pas faire concurrence aux stations du mont Sainte-Anne ou de Stoneham, précise la porte-parole Lucie Boulianne. On ne développera jamais cette activité en premier lieu pour satisfaire les mordus de ski. L’idée est plutôt d’offrir une autre façon de découvrir la nature. Il doit toujours y avoir un équilibre entre la conservation et l’accessibilité. Oui, on met en valeur le territoire pour les gens, mais jamais au détriment de l’intégrité du milieu naturel. »
Perchés à un kilomètre d’altitude, à contempler cette mer de « rochers escarpés » — sigsôg dans la langue des Micmacs — en rêvant de descentes infinies, mon père et moi n’imaginons pas que le paysage est semblable à un vaste gruyère. Dans les faits, il ne reste plus grand place pour skier, affirme Giovanni Mancini, président de la Coop. « La Gaspésie est très grande, mais il y a de vastes zones de préservation et, à travers ça, l’industrie forestière, l’éolien, les claims miniers, l’exploration pétrolière et gazière. Il y a des lignes à haute tension, des terrains privés, municipaux. Tu ouvres la carte de la Gaspésie, ç’a l’air d’une grosse pizza. Nous, on doit se faufiler à travers ça. » Ce Montréalais de 39 ans a plaqué la ville en 2007 pour Mont-Saint-Pierre, un village de 230 âmes, où il continue de bosser comme graphiste d’enseignes (vive le télétravail !) tout en bûchant pour développer les versants pentus de la Vallée Taconique, une montagne de l’arrière-pays.
Si, à certains endroits, on repousse les sportifs pour protéger le caribou, ailleurs, c’est pour laisser la place aux coupes forestières qu’on leur barre la route. Pour avoir la permission d’aménager un domaine skiable sur certaines terres publiques, les promoteurs doivent s’entendre avec le ministère des Ressources naturelles. S’ils veulent, en plus, offrir à leur clientèle un accès exclusif et bâtir un refuge sur les lieux, ils doivent négocier un bail et verser un loyer (s’ils en ont la patience : ces accords peuvent mettre jusqu’à deux ans à se conclure). Et chaque fois qu’ils fauchent un tronc pour dégager un corridor de glisse, ils doivent payer ce bois, au même titre qu’une société forestière qui l’enverrait à l’usine — même s’ils n’ont pas les moyens de sortir les billes de là.
Le Ministère a toutefois mis un frein à cette pratique : pour le moment, il n’accordera pas d’autres baux de ce genre en Gaspésie, par crainte des conflits d’usage. On veut éviter, par exemple, qu’une entreprise forestière ne soit privée du volume de bois auquel elle a droit parce que des skieurs monopolisent le terrain. Des discussions sont en marche avec les gens de la région pour mieux encadrer la croissance de cette industrie naissante, sans empiéter sur les autres vocations du territoire.
Pourtant, rien n’empêche les sociétés forestières et les skieurs de s’allier. Pourquoi pas ? Les industriels pourraient adapter leur mode de récolte en fonction des besoins de ces derniers, propose François Boulanger, du parc national de la Gaspésie. « C’est peut-être ça, la meilleure piste de solution. L’exploitant pourrait s’abstenir de sortir le bois durant l’hiver pour ne pas nuire à la circulation des skieurs, par exemple. Ou encore, au lieu de prélever le bois en bandes horizontales, il pourrait aller chercher des parcelles à la verticale. Et l’entreprise de ski hériterait d’un domaine plus intéressant la saison d’après. »
Avec un peu d’insistance, Giovanni Mancini a amené le sylviculteur qui occupait le terrain adjacent au sien à changer ses plans, pour préserver le naturel du paysage. Une lisière d’arbres a été épargnée le long d’un sentier pour masquer aux skieurs le triste spectacle de la coupe à blanc chez le voisin. « Mon bail prévoit une bande de protection d’à peu près 10 m de large, dit-il. L’entreprise forestière pouvait venir raser à 10 m de mon chemin et j’avais pas un mot à dire. On s’est rencontrés dans le bois, on est allés marcher et je leur ai expliqué mon point de vue. Finalement, ils ont respecté une zone tampon plus grande et ils ont fait des coupes sélectives pour que l’effet visuel soit le moins négatif possible. Ils n’ont pas dégarni les endroits qui ressortaient le plus. »
Tous n’ont pas eu droit à la même collaboration, cependant. François Roy, de Vertigo Aventures, a vu disparaître dans la bouche de l’abatteuse certains des plus beaux sous-bois du secteur du mont Blanc, où il conduit ses expéditions, au cœur de la réserve faunique de Matane. J’en ai des fourmis dans les jambes rien qu’à l’écouter me les décrire : des futaies en pente douce, aux majestueuses épinettes matures juste assez clairsemées, naturellement entretenues par les orignaux qui y tondent les broussailles, dans une magnifique « symbiose skieur-animal ». « Il y a déjà beaucoup de dégâts de faits, dit-il. C’est arrivé que j’aille rencontrer l’ingénieur forestier pour essayer de le convaincre de préserver telle petite patch. C’est comme si j’avais parlé dans le vide. » Pour sauvegarder son oasis de blancheur des appétits industriels, il compte sur un comité de citoyens locaux qui milite pour la création d’une aire protégée grande comme l’île de Montréal dans son coin de pays… Et il espère le jour où on pourra dessiner de grands « S » partout dans cet immense terrain de jeux. « J’ose croire qu’ils vont finir par ouvrir le territoire. C’est une richesse extraordinaire qu’on peut à peine effleurer. »
Des rêves de grandeur, tout ça ? Amputera-t-on les revenus de la forêt et, potentiellement, du sous-sol gaspésiens pour faire vivre une industrie lilliputienne de quatre PME, 20 emplois saisonniers et un chiffre d’affaires combiné de 350 000 dollars par année ? « C’est rien à côté, reconnaît Giovanni Mancini. En même temps, quand il y a eu des crises, que ce soit celles de la pêche, du bois ou des mines, c’est toujours le tourisme qui a gardé la Gaspésie en vie. » Animé d’un optimisme aussi débordant que la poudreuse sur ses pentes, il songe à l’industrie millionnaire de l’Ouest canadien, avec ses dizaines de pourvoyeurs et ses milliers de clients, qui, là-bas aussi, doivent partager les terres de la Couronne avec des sociétés forestières et des caribous. Et il se dit : « Il y a 30 ans, ils étaient au même stade que nous. Pareil ! »
Alors, papa, on y retourne l’an prochain ? Avant que le secret s’ébruite...
QUAND
De Noël à la fin avril
POUR QUI
Pour les skieurs et planchistes de niveau intermédiaire-avancé en station. Aucune expérience hors piste requise. Location d’équipement sur place.
OÙ
• La Vallée Taconique, à Mont-Saint-Pierre
• Vertigo Aventures, à Saint-Jean-de-Cherbourg, à mi-chemin de Matane et Cap-Chat
• L’Auberge de montagne des Chic-Chocs, près de Cap-Chat
• Le Chic-Chac, à Murdochville
• Ski Chic-Chocs, près de Sainte-Anne-des-Monts
TARIFS
De 130 à 350 dollars pour une journée de glisse
POUR S’Y RENDRE
De sept à neuf heures de route à partir de Montréal, selon la destination. Quatre fois pendant l’hiver, la Sépaq offre une liaison en autocar de luxe à partir de la Rive-Sud, vers Cap-Chat et le Gîte du Mont-Albert, avec arrêt à Québec (départ le vendredi matin, retour le lundi soir). Vols quotidiens de Montréal et Québec vers Mont-Joli et Gaspé.
ET AUSSI
Le premier Festival hors-piste des Chic-Chocs se tiendra les 26 et 27 janvier 2013. Au programme : soirée au restaurant, après-ski bières et fromages, excursions. Forfaits incluant les activités et l’hébergement au Gîte du Mont-Albert. Pour en savoir plus : skichicchocs.com.
Une toute petite bête cause de grands soucis aux sportifs des Chic-Chocs : la grive de Bicknell, un oiseau migrateur de la taille d’un moineau, qui niche dans les peuplements de conifères, en montagne. Il n’en resterait que quelques milliers au Québec, son habitat ayant été dégarni par les coupes forestières. Pour ne pas nuire davantage à cette espèce déclarée vulnérable, les skieurs sont forcés de renoncer à une partie du terrain.