La belle effronterie
Ils viennent du Nouveau-Brunswick, de l’Ontario, du Manitoba, et ils chantent, écrivent, jouent, font du cinéma en français. Et quel français ! Carburant à l’audace et à la modernité, ils donnent une nouvelle saveur à la francophonie.
par Jean-Benoît Nadeau
CAROL DOUCET COMMUNICATIONS

Il souffle un fort vent d’Acadie sur la scène culturelle québécoise. Depuis que Lisa LeBlanc les a surpris en chantant sur un air de banjo « Aujourd’hui, ma vie c’est d’la marde », les Québécois se demandent ce que les Acadiens ont mangé pour produire autant de talents du calibre du groupe rap Radio Radio, du rockeur Pascal Lejeune et autres Hay Babies, trio féminin d’indie folk qui monte. Ils ne sont pas les seuls : en novembre 2012, à la 16e FrancoFête en Acadie, organisée par le Réseau atlantique de diffusion des arts de la scène, 36 producteurs et diffuseurs des États-Unis, de France, de Belgique, de Suisse et même d’Italie étaient présents !

« Ça fait longtemps qu’on est là, mais je ne sais pas trop pourquoi on nous entend maintenant », dit France Daigle, lauréate du Prix du Gouverneur général pour son roman Pour sûr — qui fera date, puisqu’elle y redéfinit la structure narrative tout en faisant la défense et l’illustration du chiac.

Ce n’est pas la première fois que des artistes francophones des autres provinces s’illustrent au Québec. On pense aux écrivaines Gabrielle Roy, du Manitoba, et Antonine Maillet, du Nouveau-Brunswick, ou à la chanteuse fransaskoise Carmen Campagne. Mais la fournée actuelle se distingue par sa modernité.

Le folklore ? Très peu pour cette génération rafraîchissante... ou déconcertante, pour quiconque perçoit les francophones des autres provinces comme de lointains cousins des campagnes un peu démodés. Plutôt que de « swigner la bacaisse dans le fond de la boîte à bois », Radio Radio rappe en chiac et Lisa LeBlanc flirte avec le folk trash. L’Ontarien Damien Robitaille fait un malheur en « croonant » sans complexe avec son accent de la baie Georgienne. Et l’émission musicale phare du réseau de télé public francophone TFO, BRBR (c’est BARBAR), consacrée à la scène indie canadienne, emprunte sa facture visuelle au Web 2.0 et son titre au langage texto.

Le groupe rap acadien Radio Radio, bien connu depuis qu’il a fait la musique d’une pub de Telus en 2010, tourne depuis 2001. Il y a sept ans, les trois amis de la baie Sainte-Marie, en Nouvelle-Écosse, se sont adjoint le Néo-Brunswickois Gabriel Malenfant, dit DJ Tekstyle. « Nous participions à un même spectacle à Radio-Canada, raconte celui-ci. Et quand je les ai vus, je me suis dit : wow, on peut faire du rap en acadien ! »

De mémoire de Canadiens français et d’Acadiens, la scène culturelle n’a jamais été aussi vivante chez ceux que René Lévesque et l’écrivain Yves Beauchemin appelaient respectivement les « dead ducks » (personnes foutues, condamnées) et les « cadavres encore chauds du fédéralisme canadien ». Cela tient à une combinaison d’ambition artistique et d’affirmation identitaire. « Au Canada, le Québec se distingue par le nombre et la proportion de ses artistes, mais c’est la même chose pour toutes les communautés francophones du pays », dit Benoit Henry, directeur général de l’Alliance nationale de l’industrie musicale.

Quand elle a remporté le Félix de la révélation de l’année 2012, de l’ADISQ, Lisa LeBlanc a chaudement remercié son agente et amie Carol Doucet, qui l’a découverte. Ex-professeure de journalisme de l’Université de Moncton, Carol Doucet est une des principales chevilles ouvrières du renouveau acadien. Elle a trouvé sa vocation au Sommet de la Francophonie de 1999, où elle s’occupait des relations médias. En 2001, elle lance sa petite boîte de communications, et elle se prépare maintenant à créer sa propre étiquette de disque.

Selon Carol Doucet, le renouveau musical en Acadie est notamment dû aux concours, dont les plus connus sont Accros de la chanson, le Gala de la chanson de Caraquet et Les Éloizes. « Ces concours obligent les participants à composer et à chanter en français. Ils leur assurent aussi de la formation, des ateliers et un public. J’ai découvert Lisa LeBlanc lorsque je faisais partie d’un jury. Elle n’avait pas gagné, mais c’était mon coup de cœur », raconte Carol Doucet, qui souligne que Les Hay Babies — Julie Aubé, Katrine Noël et Vivianne Roy — avaient toutes trois été lauréates d’Accros de la chanson avant de monter sur scène ensemble pour la première fois, en 2011, à la FrancoFête en Acadie.

« Ces concours-là, ça marche », dit le chanteur Damien Robitaille, pur produit du concours scolaire Ontario POP, organisé par l’Association des professionnels de la chanson et de la musique. « C’est mon prof de musique au secondaire, Neil Lefaive, un ancien du groupe Par Hasard, qui m’a poussé à composer en français et à m’y inscrire », précise-t-il. C’est ainsi que, de concours en festivals, il s’est retrouvé au Festival international de la chanson de Granby et s’est risqué sur la scène musicale québécoise avec un premier disque autoproduit, en 2002.

« Dès que tu organises un milieu, ça ne peut que fleurir », dit Anne-Marie White, directrice du Trillium, une des quatre compagnies de théâtre francophones d’Ottawa, qui ont fait construire une salle commune dans la capitale. Les artistes francophones se trouvent désormais dans un écosystème foisonnant d’éditeurs, libraires, producteurs, agents, relationnistes, diffuseurs et galeristes. Sans compter la Fédération culturelle canadienne-française, qui chapeaute des organismes culturels régionaux ou nationaux.

Au Nouveau-Brunswick, les francophones se sont dotés d’une Stratégie globale pour l’intégration des arts et de la culture dans la société acadienne, qui comprend la promotion à l’étranger et dans le reste du pays ainsi que la participation du ministère de l’Éducation et des municipalités. « Depuis deux ans, nos artistes font six fois plus de présentations dans les écoles », dit Carmen Gibbs, directrice générale de l’Association acadienne des artistes professionnels du Nouveau-Brunswick, à l’origine de cette politique qu’envient les Franco-Ontariens.

Robert Melançon, qui tient la librairie La Grande Ourse, à Moncton, croit néanmoins qu’il reste du chemin à faire. Depuis 20 ans, il a participé à 1 000 expos de livres dans tous les recoins des provinces atlantiques. Il est même l’initiateur de plusieurs salons du livre, dont celui de Dieppe. Il s’inquiète de ce que le Nouveau-Brunswick n’ait pas encore accouché d’une vraie politique du livre. « Ici, les libraires doivent consentir des rabais de 15 % sur les ventes aux bibliothèques. Ça nous nuit beaucoup. »

Qui dit scène culturelle francophone dit aussi Québec. De nombreux artistes quittent leur province pour venir tenter leur chance à Montréal. Chez eux, cette décision est diversement perçue : comme une désertion, une trahison, un pèlerinage, un apprentissage, un coup d’argent... ou une occasion de rappeler aux Québécois que les dead ducks ne sont pas morts !

De la même manière que des Québécois, tels Luc Plamondon, Céline Dion ou Robert Charlebois, ont fait de brillantes carrières internationales sans renier leurs origines, on peut demeurer un artiste franco-ontarien ou franco-manitobain tout en vivant à Montréal. Le dramaturge Jean Marc Dalpé, cofondateur du Théâtre de la Vieille 17, à Ottawa, s’est établi à Montréal il y a 20 ans, sans rompre les liens avec sa troupe. Serge Patrice Thibodeau, qui dirige Les Éditions Perce-Neige, à Moncton, a vécu 20 ans au Québec, et ses poèmes figurent également dans les anthologies de poésie québécoise et acadienne.

« Ceux qui pensent qu’il suffit d’une adresse à Montréal pour ne plus être acadien se trompent », dit Gabriel Malenfant, qui a déménagé dans la métropole il y a cinq ans à la demande de son agence, Bonsound, laquelle représente aussi Lisa LeBlanc. Damien Robitaille, installé à Montréal depuis huit ans, se perçoit comme un ambassadeur de la culture franco-ontarienne. « On est fiers de Damien, il ne nous oublie pas, dit Stéphane Gauthier, directeur du Carrefour francophone de Sudbury. Mais pour un Damien, il y a des dizaines d’artistes talentueux qui choisissent de rester. »

S’il existe une relation dominant-dominé, ce n’est pas tellement entre les autres provinces et le Québec, mais entre elles et Montréal. D’ailleurs, dans certains cercles, le surnom de Radio-Canada est « Radio-Montréal », tant les émissions réseau font peu de place à la réalité hors métropole. « Notre réalité s’apparente davantage à celles des régions du Québec, dit Anne-Marie White, du Trillium. Nos défis, nos enjeux sont les mêmes. En fait, il y a beaucoup de collaboration entre les compagnies de théâtre d’Acadie et de l’Ouest et celles des régions québécoises. »

La plupart des organismes culturels francophones hors Québec sont encore relativement jeunes. La plus ancienne maison d’édition, Prise de Parole, à Sudbury, célèbre ses 40 ans cette année. Les Éditions du Blé, à Winnipeg, ont un an de moins. La plupart des associations artistiques à représentation nationale n’ont pas 25 ans. Celle des producteurs indépendants a été fondée en 2000.

L’Office des télécommunications éducatives de langue française de l’Ontario, mieux connu sous le nom de TFO, célébrait ses 25 ans en 2012. Sa création explique à elle seule la montée de la production télévisuelle ontarienne en langue française. Pour son 25e anniversaire, TFO a revu sa programmation et créé des émissions qui se répercutent sur le travail des artistes. Sa chaîne YouTube Mini TFO, pour enfants, a vu sa fréquentation augmenter de 167 % depuis un an, pour atteindre un million de pages vues. Et le CRTC examine la création d’une nouvelle chaîne culturelle francophone spécialisée coast to coast. « Un nouveau diffuseur signifierait davantage de possibilités de coproduction », dit Pascal Arseneau, directeur principal du marketing à TFO.

« On s’est battu fort pour recevoir plus que des miettes des fonds de production en télé », dit Natalie McNeil, de l’Alliance des producteurs francophones du Canada, qui cite plusieurs coproductions de qualité, comme la télésérie Belle Baie, diffusée sur les ondes de Radio-Canada, ou des documentaires du calibre de La ruée vers l’or et Destination Nor’Ouest, diffusés à TVA. Selon elle, la prochaine étape sera le cinéma. Le premier jalon a été posé en 2011 avec la comédie La Sacrée, produite par Mark Chatel, de Balestra.

La plupart des producteurs indépendants débutent comme Marie-Claude Dicaire, qui écrit ses scénarios dans ses temps libres, tout en travaillant au Théâtre français du Centre national des Arts à titre de coordonnatrice du volet Enfance/jeunesse. Elle et son mari, Jean-François Dubé, du Théâtre de la Vieille 17, viennent de connaître un succès certain avec leur websérie expérimentale produite grâce à un fonds de TV5 Québec Canada, Vision polyphonique, tirée de textes du poète franco-ontarien Éric Charlebois.

La scène culturelle francophone s’appuie sur des foyers particulièrement dynamiques, comme Moncton, Sudbury, Ottawa et Saint-Boniface — dans ce quartier de Winnipeg, certaines productions du Cercle Molière tiennent l’affiche jusqu’à cinq semaines, un succès que bien des troupes montréalaises lui envieraient.

« J’ai parfois du mal à trouver des techniciens de scène à Sudbury », dit Stéphane Gauthier, également directeur de La Slague du Carrefour francophone, qui produit 20 spectacles musicaux par an, dont un opéra. La cause : deux téléromans tournés à Sudbury et diffusés sur TFO, soit Les Bleus de Ramville (série sur une équipe de hockey locale et ses partisans qui en est à sa deuxième saison) et la comédie Météo+ (qui a tenu quatre saisons).

Bien des talents émergeront sans doute du nord de l’Ontario, car les francophones de Sudbury — 30 % des 160 000 habitants — se sont organisés. « Il y a 10 ans, on avait l’air niaiseux, parce que nous avions moins de spectacles et d’événements qu’à Hearst, qui n’a que 5 000 habitants », dit Stéphane Gauthier.

Le Sudbury francophone a sa galerie et son théâtre, et il organise quelques grandes manifestations, comme le Salon du livre (22 000 participants) et les concerts La Nuit sur l’étang. Le Collège Boréal et l’Université Laurentienne forment des diplômés en théâtre. Le Regroupement des organismes culturels de Sudbury travaille actuellement à la création d’un centre culturel.

La scène culturelle francophone carbure tellement fort qu’on observe un curieux renversement : voici que les anglophones commencent à chercher conseil auprès des francophones, qu’ils ont longtemps ignorés, voire opprimés. Au Nouveau-Brunswick, le Telegraph Journal a consacré plusieurs pages aux auteurs francophones, et même à la nouvelle poésie acadienne !

Il faut dire que des artistes et établissements travaillent à accroître leur public « francophile ». L’acteur québécois Guy Mignault, directeur du Théâtre français de Toronto, est arrivé dans cette ville en 1997 pour découvrir que son nouvel employeur était au bord de la faillite. Le redressement a été couronné de succès. Une des recettes : le surtitrage. Certains soirs, les dialogues, traduits en anglais, défilent sur un écran au-dessus de la scène, comme à l’opéra. Cet usage a entraîné une hausse de 20 % à 50 % de la fréquentation, et 15 autres théâtres francophones ont adopté le procédé. « On est sortis du ghetto, dit Guy Mignault. Les francophones emmènent leur conjoint ou leurs amis anglophones. Nous recevons des journalistes anglophones. Et même des sourds-muets ! »

La chanteuse québécoise Hélène-Nicole Richard est une de ces artistes qui ont compris très tôt l’intérêt de parler aux deux communautés sans se renier. Échouée à Toronto, elle a été appelée à faire une suppléance en musique dans une école primaire francophone, où elle a monté un premier spectacle pour les enfants. Depuis, elle a présenté 1 000 spectacles en français et en anglais devant 200 000 élèves francophones, en immersion bilingue ou qui suivent des cours de français de base. « Les enfants sortent du spectacle avec l’idée que la langue, c’est cool, et que les accents, c’est génial », dit-elle.

« Bon nombre de jeunes anglophones se débrouillent bien en français », dit Serge Patrice Thibodeau, de la maison d’édition acadienne Perce-Neige. Plus de 300 000 d’entre eux sont scolarisés en français grâce à des programmes d’immersion (voir « The French Attraction », L’actualité, 1er novembre 2006). Au Nouveau-Brunswick, la menace du retrait de ces programmes, en 2008, a provoqué de grandes manifestations de parents anglophones qui tenaient à cette forme d’enseignement. « C’est une occasion d’accroître notre public local », dit l’éditeur.

LA LANGUE DE RADIO RADIO

De la même manière que la Révolution tranquille est indissociable de l’affirmation du parler québécois, la montée culturelle des francophones des autres provinces a un effet similaire sur la langue de chez eux.

Avant d’ouvrir la librairie La Grande Ourse, à Moncton, Robert Melançon a étudié à l’École nationale de théâtre, à Montréal. Il était le premier Acadien à y être admis depuis Eugène Gallant, en 1964, 20 ans plus tôt. « Les étudiants québécois avaient le droit de faire ce qu’ils voulaient de la langue, mais moi, il aurait fallu que je parle en français international ! »

Aujourd’hui, la percée de Lisa LeBlanc, de Radio Radio et des Hay Babies fait découvrir aux Québécois une langue colorée et frondeuse, qui ne plaît pas à tout le monde. D’où le débat dans les pages du Devoir, en octobre 2012, sur la qualité du français de Radio Radio : « une langue inventée », selon les uns, « responsable du recul du français à Montréal », selon les autres.

« Mais si l’anglais se parle davantage à Montréal, ce n’est pas la faute d’un groupe rap acadien, se défend Gabriel Malenfant, de Radio Radio. Et le chiac n’est pas une langue inventée : mon père et mon grand-père le parlaient. » Il rappelle qu’un excès de purisme chez les enseignants étrangers, qui ne toléraient pas l’accent du cru, a failli tuer le français en Louisiane. « Notre devise, en Acadie, c’est L’union fait la force. Est-ce que tous les francophones ne devraient pas l’adopter et la mettre en application ? »

Le chiac est une variante typique du français du sud-ouest du Nouveau-Brunswick, mâtiné d’anglicismes, mais qui ne se parle pas dans le nord-est, du côté de Caraquet. De la même manière que le joual n’est pas la seule variante au Québec, le chiac n’est qu’une facette du français au Nouveau-Brunswick. Mais un des effets de l’urbanisation de la culture acadienne depuis 50 ans à Moncton est la montée en puissance du chiac et son apparition à l’écrit — comme pour le joual au Québec dans les années 1960, que Michel Tremblay a introduit avec sa pièce Les belles-sœurs, en 1968.

Les premiers poètes du chiac étaient des groupes musicaux, comme 1755 et Les Païens. Des poètes, dont Georgette Leblanc et Guy Arsenault, et l’actrice-chanteuse Marie-Jo Thério en font bon usage.

Mais la Michel Tremblay du chiac, c’est l’écrivaine France Daigle, dont le roman Pour sûr, qu’elle a mis 10 ans à écrire, a été récompensé du Prix du Gouverneur général en 2012. Cette œuvre originale, qui entremêle les définitions encyclopédiques et les dialogues en chiac, utilise même une graphie particulière pour rendre la phonétique et les tournures du chiac, par exemple « fiïle » pour feel. « Tout le livre, dit l’auteure, est une réflexion sur la langue et la norme. » Comme en témoignent ces répliques des personnages Ludmilla et Terry :

« Peux-tu me dire hõw cõme que j’ai sitant de misère à dire je vais à la place de je vas ?

— C’est à cause que ça va contre l’économie de la langue.

— Je peux pas crouère ! Fnally une réponse qui fait du sens. »