Prêts pour l’iClasse ?
Il ne suffit pas de mettre des tablettes et des ordinateurs dans les mains des enfants pour réussir le virage technologique de l’école québécoise. Des clés pour éviter le dérapage.
par Catherine Dubé
photo de Mathieu Rivard

Les élèves de l’iClasse comptent sans doute parmi les plus heureux du Québec. Ces enfants de 6e année de l’école Wilfrid-Bastien, dans l’arrondissement montréalais de Saint-Léonard, disposent chacun d’une tablette numérique ou d’un ordinateur portable. La « ministre de l’Éducation », une élève de 12 ans, inscrit les devoirs sur le site Web du groupe, et la « ministre des Communications » annonce les activités à venir sur Twitter. Depuis l’arrivée de ces outils, la classe rechigne beaucoup moins quand vient le temps de faire des conjugaisons ou des fractions.

« Pour que les élèves réussissent, il faut qu’ils aient le goût de venir à l’école », dit leur enseignant, Pierre Poulin, 47 ans, un précurseur qui a fait entrer la techno dans sa classe il y a plus d’une décennie. Selon lui, il est grand temps de dépoussiérer l’école pour qu’elle ressemble plus à la vraie vie. Les travailleurs d’aujourd’hui doivent maîtriser les outils numériques, être créatifs et capables de travailler en équipe... Mais les laboratoires informatiques des écoles sont souvent si désuets que les enfants n’y vont que pour glandouiller sur des jeux en ligne durant leur temps libre.

L’automne dernier, deux commissions scolaires et une quinzaine d’écoles secondaires privées ont décidé de faire le virage sans attendre de directive ministérielle : depuis, la tablette numérique fait en général partie du matériel scolaire obligatoire en 6e année du primaire et en 1re et 2e secondaire (elle s’étendra progressivement aux autres niveaux). Dans les écoles privées, ce sont les parents qui la paient ; dans le système public, elle est prêtée par la commission scolaire.

Ainsi, en 2012-2013, plus de 5 000 jeunes Québécois ont appris leurs leçons sur un iPad. Ils sont plus de 15 000 cet automne.

Or, il ne suffit pas de mettre des tablettes électroniques dans les mains des élèves pour faire une « mise à jour » de l’école… « Dans certains établissements, l’iPad semble surtout servir d’argument pour séduire les futurs élèves », dit Thierry Karsenti, professeur à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) en éducation.

Pour tirer parti de ces appareils, le professeur doit modifier en profondeur sa façon d’enseigner. Les élèves de l’iClasse, de Pierre Poulin, travaillent par groupes de trois ou quatre, leurs appareils posés sur des tables rondes, comme s’ils se trouvaient dans un café Internet sans fil.

Le bureau du prof ? Disparu. Pierre Poulin a réduit les cours magistraux à leur plus simple expression et met rapidement les élèves au travail. Il se déplace ensuite d’un groupe à l’autre pour répondre aux questions. « L’iClasse est un modèle pédagogique axé sur la motivation et l’engagement des élèves dans les tâches qu’ils ont à faire. C’est possible sans les technologies, mais elles collent parfaitement avec cette approche », affirme Pierre Poulin. Il s’assure aussi de faire fonctionner les neurones de ses protégés de façon « traditionnelle », puisqu’ils prennent des notes dans leur cahier et répondent à un test de connaissances avec crayon et papier tous les vendredis. Sa classe est devenue l’objet de sa thèse de doctorat.

La commission scolaire Eastern Townships a fait la preuve que les technologies pouvaient renforcer la motivation des élèves. Il y a 10 ans, cette commission scolaire anglophone de l’Estrie a été la première au pays à équiper ses classes d’ordinateurs portables ; tous les élèves de la 3e à la 11e année disposent d’un outil de travail individuel. Le décrochage, qui atteignait alors un taux affolant de 42 %, a été réduit de moitié, et les résultats aux examens de fin d’année se sont grandement améliorés.

S’il était ministre de l’Éducation, Thierry Karsenti mettrait une tablette, un portable ou un simple iPod Touch dans les mains de chaque élève. « Le Québec a le pire taux de décrochage au Canada, c’est dramatique ! » dit-il. Dans le réseau public, près du quart des garçons abandonnent l’école.

Il ne se laisse tout de même pas duper par les mirages de la technologie : « L’automne dernier, j’étais très sceptique quand j’entendais les directeurs des écoles où l’on venait d’implanter l’iPad dire que tout allait bien. » Il a réussi à les convaincre de lui ouvrir les portes de leur établissement, et son collègue Aurélien Fievez a fait la même chose auprès de directeurs d’école de France et de Belgique ; ils ont ainsi suivi plus de 6 000 élèves et 300 professeurs. Leurs résultats seront publiés cet automne sous le titre L’iPad à l’école : Guide pratique pour les enseignants (éd. Grand-Duc en ligne). L’étude a été circonscrite à la tablette d’Apple en raison de sa popularité : 75 % des écoles choisissent cette marque, qui offre le plus vaste éventail d’applications destinées au monde scolaire et la meilleure fiabilité technique.

Principal constat : la tablette se révèle une source de distraction majeure. « Qu’on ne me fasse pas croire qu’il y a toujours eu des élèves dans la lune et que ce n’est pas pire qu’avant. Quand un jeune est distrait et qu’il a ce magnifique objet dans les mains, il est en compagnie de centaines d’amis virtuels », dit Thierry Karsenti. Bloquer Facebook ? Dans les écoles où on l’a fait, des élèves ont déjoué le système en moins de 20 minutes et fait part de leur trouvaille à leurs compagnons. « Et le soir, 77 % du temps passé sur l’iPad est consacré à faire autre chose que des devoirs », affirme le chercheur.

Pour capter l’attention limitée de leur jeune auditoire, les enseignants doivent s’adapter. Ils ne l’ont pas tous fait avec le même bonheur, surtout dans les écoles où ils ont reçu l’appareil en même temps que leurs élèves, donc sans avoir eu le temps de l’apprivoiser.

Les plus avant-gardistes ont adopté le principe de la classe inversée : les élèves digèrent la théorie à la maison en écoutant des capsules vidéo préparées par leur professeur et ils font ensuite leurs devoirs en classe. Une approche qui les garde actifs.

En mai, dans un hôtel de Montréal où se tenait le premier Sommet de l’iPad en éducation, Thierry Karsenti avait réuni neuf élèves de 13 et 14 ans sur scène. L’un d’eux, poli et bien mis, a répondu à un texto d’une main sur son cellulaire tout en parlant au micro ! « S’il fait ça devant 500 directeurs d’école et enseignants, imaginez en classe », a fait remarquer Karsenti avec un petit rire ironique.

Les tablettes modifient profondément les rapports humains. Dans les écoles qu’il a visitées, le chercheur a vu cette même scène, dans les couloirs, à la cafétéria, pendant les récréations : des dizaines d’élèves assis côte à côte, silencieux, penchés sur leur iPad. Le collège Jean-Eudes a même décidé de restreindre l’accès aux jeux vidéo le midi.

Malgré toutes ces difficultés — qu’il appelle poliment des « défis » —, Thierry Karsenti reste convaincu que la tablette a sa place en classe. Pourquoi se contenter de soporifiques cours magistraux quand Google Earth permet de découvrir Tokyo ou Athènes en mode immersif et que la magie de l’écran tactile permet de manipuler une molécule chimique modélisée ? Quand l’appareil est utilisé à son plein potentiel, les jeunes en redemandent au lieu d’aller voir en cachette leur iMessagerie.

Les professeurs de français notent aussi que les jeunes lisent davantage sur ce support pouvant contenir plus de livres électroniques que leur bibliothèque scolaire tout entière. Un avantage, à une époque où les jeunes lisent beaucoup de textos, mais très peu de littérature !

Un bémol : pour écrire de longs textes, compétence à améliorer de façon prioritaire au secondaire, la tablette n’est pas l’outil idéal. Même en y ajoutant un clavier, la navigation entre le traitement de texte et les dictionnaires en ligne y est laborieuse.

À ce jour, ce sont surtout des écoles secondaires privées qui ont pris le virage de la tablette numérique. La Fédération des établissements d’enseignement privés (FEEP) y voit une façon d’augmenter la motivation de ses élèves, en chute vertigineuse : seulement 44 % d’entre eux se disent motivés par leurs études. « Les jeunes sont habitués à la connectivité, à la collaboration, explique la directrice générale de la FEEP, Nancy Brousseau. Leur demander de travailler autrement n’a aucun sens pour eux. Un jeune m’a déjà dit : “Dans la vie, je suis à on, mais à l’école, je dois me mettre à off.” »

Les élèves en difficulté d’apprentissage ou de milieux peu nantis auraient encore plus besoin des appareils informatiques. Suzanne Claveau a vu un effet positif sur ses troupes lorsque, en 2012, 21 ordinateurs portables sont entrés dans sa classe de 5e-6e année, à l’école publique Martin-Bélanger, dans l’arrondissement montréalais de Lachine. Cette énergique enseignante a fait des pieds et des mains pour convaincre une fondation privée d’en financer l’achat. Depuis, le taux d’absentéisme des garçons a fondu !

Pas question de rater un atelier de robotique s’ils veulent participer à la démonstration de fin d’année. Le défi consiste à faire tracer une figure géométrique à un petit robot muni d’un stylo, en créant un programme à l’aide d’un logiciel adapté aux ingénieurs en herbe. Le jour de mon passage dans la classe, Ali et ses deux équipiers se creusaient les méninges pour faire dessiner un trapèze à leur automate à roulettes. « On doit créer le programme à l’ordinateur, puis le télécharger dans le robot », m’a expliqué Ali, captivé.

À la fin de l’année, Suzanne Claveau était ravie des résultats. « Même les élèves ayant des difficultés d’apprentissage ont performé dans ces activités », dit-elle. Lorsqu’ils se contentent de faire des exercices dans leur cahier, ses élèves peinent à faire le transfert dans la vraie vie des connaissances acquises à l’école. Mais lorsqu’ils utilisent la technologie pour résoudre des problèmes réels, ils puisent plus volontiers dans leur bagage de connaissances pour arriver à leurs fins, a-t-elle observé.

Martine Trudel, de l’école Plein Soleil, en Mauricie, a elle aussi noté des résultats impressionnants lorsqu’elle a commencé à publier les travaux de ses élèves de 3e-4e année sur Internet. « Quand ils savent que leurs textes seront vus par leurs amis, parents et grands-parents, ils font plus d’efforts pour corriger leurs fautes ! »

Le clavier a changé le rapport à l’écriture des enfants moins doués, explique l’enseignante, plus pédagogue que crack de l’informatique. « Quand on corrige le texte manuscrit d’un élève en difficulté, il y a du rouge partout. S’il y a, en plus, des problèmes de structure de phrase et qu’il doit tout recommencer, il a envie de pleurer ! Alors qu’à l’ordinateur il peut simplement couper et coller ; il se sent compétent et progresse. »

Suzanne Claveau a dressé une liste des compétences que les élèves doivent acquérir dès le primaire : utiliser le logiciel Antidote comme aide à l’écriture et à la lecture, communiquer en ligne et faire des recherches efficaces sur Internet. Il faut des années avant qu’un jeune maîtrise cette compétence fondamentale : départager les bonnes sources des mauvaises parmi les milliards de pages du cyberespace.

« Nous enseignons aux élèves à se demander : ce que je lis est-il vrai ou est-ce de la désinformation ? dit le directeur général sortant de la commission scolaire de Sorel-Tracy, Alain Laberge. Ils doivent aussi citer leurs sources. S’ils reprennent une belle phrase trouvée sur Internet, ils ne doivent pas faire semblant qu’ils l’ont inventée ! »

Dans le réseau public, la commission scolaire de Sorel-Tracy compte parmi les rares à équiper ses élèves d’iPad. Les tablettes sont prêtées aux jeunes, qui les rendent à la fin de l’année. Que faudra-t-il faire dans cinq ans, quand elles seront désuètes ? Alain Laberge croit qu’on devra adopter le principe que suivent un nombre grandissant d’écoles aux États-Unis : bring your own device (apportez votre appareil personnel).

L’école québécoise entre dans une période propice aux expérimentations. « Ça arrive dans notre vie, un iPad, alors qu’on travaillait avec des cahiers depuis la maternelle ! » dit un garçon de 11 ans, bras croisés devant sa tablette, à la petite école de Saint-Ours, à une demi-heure de Sorel. Ses copains sont ravis de me montrer une application permettant de manipuler des figures géométriques en 3D, mais pour lui, la transition ne semble pas facile. Et traîner un appareil de 350 dollars dans son sac à dos représente à ses yeux une lourde responsabilité.

Cet outil ne devrait pas être introduit trop tôt dans la vie des enfants, avertit le Dr Jean-François Chicoine, pédiatre au CHU Sainte-Justine. Il s’interroge sur l’introduction de la tablette à la maternelle, tentée dans quelques écoles. « Je m’inquiète du développement des enfants. À cet âge, ils ont plutôt besoin de manipuler des objets en trois dimensions, comme de la pâte à modeler ! »

Le pédopsychiatre français Serge Tisseron estime aussi que les enfants ont surtout besoin de créer avec leurs 10 doigts jusqu’à l’âge de 6 ans, une recommandation entérinée dans un avis de l’Académie des sciences de l’Institut de France publié en janvier dernier. L’Académie suggère en outre d’attendre que l’enfant ait 9 ans avant de naviguer avec lui dans Internet, et 12 ans avant de le laisser naviguer seul, le temps qu’il ait une maturité psychique suffisante pour évaluer les dangers auxquels il s’expose.

Tout enseignant qui utilise Internet en classe doit savoir gérer la cyberintimidation et éviter d’exposer les jeunes paires d’yeux à du matériel inapproprié — tel que des photos de jolies personnes peu vêtues lors d’une recherche sur Google Images.

Pierre Poulin aborde toutes ces questions dans les formations qu’il donne aux enseignants ayant envie de connaître les principes de sa iClasse. Il en parlera beaucoup cette année : la commission scolaire de la Pointe-de-l’Île a confié sa classe à une autre enseignante pour qu’il puisse finir son doctorat et former ses collègues en plus grand nombre.

Il a déjà organisé un atelier à la boutique Apple de la rue Sainte-Catherine, à Montréal, où il m’a donné rendez-vous. « Je ne veux pas faire de publicité pour cette marque, juste montrer que ce lieu est inspirant ! » me dit-il une fois que j’ai franchi la façade vitrée qui baigne les lieux de lumière. Autour de longues tables au design épuré, les clients manipulent tablettes et téléphones dans un bourdonnement de conversations animées. « Vous voyez, les gens discutent en petits groupes, ils bougent, échangent de l’information, posent des questions. Je verrais bien des groupes de 5e-6e cohabiter dans un espace comme celui-là. C’est à ça que l’école devrait ressembler dans 10 ans. »

Le tableau blanc interactif

En 2011, Jean Charest annonçait qu’il doterait chaque classe du Québec d’un tableau blanc interactif (TBI), un programme de 240 millions de dollars. L’implantation n’est pas encore terminée que la technologie semble dépassée. Une enquête effectuée auprès de 800 enseignants par Thierry Karsenti, chercheur à l’Université de Montréal, brosse un portrait plutôt sombre. De nombreux problèmes techniques surviennent, et certains enseignants sont découragés par le nombre d’heures nécessaires pour préparer des leçons réellement interactives. Résultat : beaucoup se contentent de se servir du TBI comme projecteur multimédia.

Le gouvernement péquiste n’a pas formulé d’intention claire sur la poursuite du programme. Aussi les commissions scolaires ont-elles continué d’acheter des TBI. Elles peuvent également acheter des ordinateurs portables et des tablettes.

Combien ça coûte ?

Dans la plupart des écoles privées, ce sont les parents qui paient les tablettes tactiles. La facture atteint souvent de 800 à 900 dollars.

Au-delà du coût, certains parents remettent en question l’utilité de cette technologie. Au cours de la dernière année, Robert Archambault, président sortant de l’Association des parents du collège Jean-Eudes, à Montréal, a reçu des plaintes de parents mécontents de l’irruption de cet objet dans la vie familiale (« ma fille passe son temps sur son iPad au lieu de m’aider au souper ») ou inquiets à l’idée que leur fils puisse devenir cyberdépendant. Dans l’ensemble, la tablette a cependant été bien accueillie, affirme-t-il.

Les écoles publiques ne peuvent pas refiler la facture aux parents. Pour équiper sa iClasse, à l’école Wilfrid-Bastien, à Montréal, Pierre Poulin a organisé des ventes de pâtisseries, reçu une petite subvention de sa députée et un don d’ordinateurs d’occasion. Le matériel de sa classe vaut 20 000 dollars, estime-t-il.

À l’échelle d’une commission scolaire, c’est une autre histoire. À Sorel-Tracy, le coût global d’acquisition des tablettes s’élève à 1,2 million sur cinq ans. Le directeur sortant, Alain Laberge, a reçu 300 000 dollars d’une fondation et fait des économies importantes en ne renouvelant pas le matériel des labos informatiques et les licences de logiciels. En prêtant des tablettes aux commissaires, qui recevaient des centaines de pages de documents pour chaque réunion, il épargne 12 000 dollars par an en frais de poste et de photocopie ! Il a opté pour des iPad 2, qu’il achète en gros à 350 dollars pièce. Enfin, il a dû mettre à niveau l’infrastructure réseau des écoles, la plupart étant dépourvues de Wi-Fi ou d’Internet haute vitesse.